Frères et soeurs dans le dharma ...
Le ZEN est, dit-on, une transmission spéciale de maître à disciple, une transmission spéciale de cœur à cœur, I SHIN DEN SHIN. En notre époque d’égarement, en l’absence de guides véritables, nous voyons les pratiquants chercher la Sublime Vérité du ZEN dans les textes anciens, chez les maîtres du passé. C’est ainsi qu’on peut les voir singeant les vieilles histoires obscures, l’un pointant à tout propos le ciel du doigt, l’autre menaçant de frapper ses interlocuteurs du bâton, encore un autre cherchant à attraper un chat pour le couper en deux. La tête farcie d’histoires dont la véritable substance est morte, les voici égarés, spéculant sur le son d’une seule main, trois livres de lin, le cyprès dans la cour...
La Grande Vérité du ZEN ne peut passer par le langage, elle ne peut être saisie par les mots. Lorsque autrefois un maître posait une devinette ou faisait un geste étrange et abrupt, aussi vif que celui qui saisie la carpe, c’est la vérité de l’instant qu’il faisait jaillir au bénéfice de son disciple, lui montrant son propre visage, lui montrant son propre cœur. Faisant allusion à des textes disparus, appuyées sur des choses oubliées depuis longtemps, des coutumes et des proverbes antiques, les devinettesanciennes, bien malin est celui qui peut à présent les comprendre ! Si un maître de l’ancien temps montrait réellement la lune, à quoi bon regarder le doigt quand elle est déjà cachée par les nuages ! Si ce qui est désigné ne peut plus être vu, en vérité dix mille paroles sont inutiles.
Vivre sur le mode conceptuel au lieu de simplement vivre, et être dupe de l’illusion du connaître, voilà la maladie de l’esprit. Dans son aliénation à la présence à soi, faite d’idéation abstraite, plus le connaisseur est savant, plus il cherche le fin mot du connais-toi toi-même, et plus il est malheureux, car le fin mot du connais-toi toi-même est impensable pour l’esprit. Ce que l’homme recherche avec son esprit lui échappe du fait même que le mode de l’esprit est le concept et que ce qu’il cherche appartient à un ordre de réalité indépendant du concept. Chercher son véritable visage avec l’outil mental, ce serait comme vouloir se sentir vivant par la pensée. Le monde selon la pensée est un songe impossible et vain. Ce monde de représentation, par disjonction de la nature véritable, crée un espace dans lequel la souffrance se déploie. Lorsque la pensée est laissée pour compte, le monde du Bouddha apparaît.
Il est des enseignants du Bouddhisme qui indiquent une voie chargée de notions complexes, de notions qui ne sont accessibles qu’aux vieux moines, aux lettrés et aux érudits, mais en vérité l’enseignement du Bouddha est d’une simplicité extrême. Regarder ce qui est, se dépouiller des illusions tenaces, se libérer du connu, se nettoyer les yeux, regarder par soi-même, découvrir ce que l’on est déjà, voilà ce qu’on appelle le Dharma du Bouddha. En vérité rien n’est plus simple, mais rien n’est aussi difficile, tant, chez les êtres sensibles, est prégnante, vivace et puissante la force de l’illusion. Si nombreux sont les maîtres qui ont transmis et qui transmettent le fond substantiel et positif des Grandes Vérités du Bouddha, qui enseignent l’Octuple Sentier, voir et détruire les illusions pour trouver la vérité à sa source, voilà l’enseignement corrosif du vieux Nan Shan.
On rencontre dans la communauté des hommes qui parlent du ZEN comme d’un corpus de textes, comme d’un système d’idées, comme d’une doctrine cohérente ou incompréhensible, mais pour les hommes qui parlent de cette manière, la roue du Samsâra tournera encore longtemps.
D’autres hommes du Dharma, dévots et moines, attestent du ZEN comme d’une pure pratique, d’une tradition ancestrale et d’une discipline, ils sont de la race des polisseurs de briques et de miroirs, pour eux, la roue du Samsâra n’est pas près de s’arrêter. Au temple, les dévots du petit peuple font brûler l’encens, ils se prosternent devant les Bodhisattvas, prient Ahrats, portent des offrandes aux démons et aux dieux, leur ignorance est incommensurable. Pour eux la roue du Samsâra tournera, à vrai dire, encore longtemps.
Frères et Sœurs dans le Dharma ! Pour ce qui est du ZEN, même Nan Shan n’y comprend rien. Le ZEN en vérité n’existe pas ! Mais pour ce qui est de la grande question, celle de la vie et de la mort, que ceux qui m’écoutent, la tête farcie d’interrogations, passent la porte et aillent au clair de lune se promener au loin sur la dune. Qu’ils écoutent alors le vent venu de la mer souffler à travers les dix mille aiguilles de la ramure des pins. Le ZEN est là tout entier !
Dans " Recueil de la Colline du Sud " du vieux Nan Shan